jeudi 14 mai 2009

Enjeux politiques, économiques et sanitaires de la réglementation des substances chimiques.

Le commerce des substances chimiques est à l’origine de la prospérité économique des sociétés occidentales et du développement du bien-être des populations. Il est indissociable de la société de consommation et du processus de modernisation. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le rythme d’expansion spectaculaire des substances et des préparations chimiques innovantes, qui ont permis la fabrication de milliards d’objets pour alimenter la société industrielle capitaliste, n’a pas coïncidé avec une évaluation de leur danger. Le commerce des substances chimiques est aussi une des principales activités économiques mise en cause dans les pollutions environnementales et dans l’augmentation de certaines maladies mortelles ou invalidantes, qu’elles soient d’origine professionnelle ou non. Cependant toutes les substances et préparations chimiques utilisées pour la fabrication de produits et entrant dans la composition de matériaux utilisés dans la vie quotidienne ne sont pas dangereuses. Toutefois nombre d’entre elles sont considérées comme nocives pour la santé des individus, en particulier des travailleurs dont l’exposition est régulière ou permanente. Pourtant rarissimes sont les substances interdites car le droit du commerce international, qui régit les règles de circulation des marchandises, exige que la preuve du risque et du dommage soit apportée à partir des référentiels scientifiques internationaux. Les résultats scientifiques produits selon des protocoles normalisés sont obtenus souvent après de longues années, voire des décennies. À ce temps des preuves scientifiques, s’ajoute le temps des règles juridiques car en cas de dangerosité avérée d’une substance, il faudra inscrire les règles et précautions afférentes dans les différents codes et règlements encadrant les activités professionnelles, commerciales et civiles. En conséquence la réponse scientifique et législative intervient longtemps après que l’exposition au danger ait eu lieu. Le cas de l’amiante, puissant cancérogène, est exemplaire des insuffisances de ce système incapable d’apporter des réponses sanitaires rapides à un risque gravissime pourtant démontré scientifiquement depuis les années 1960 : ainsi, en France, les travaux du toxicologue français Henri Pézerat démontrant la toxicité de l’amiante ont été ignorés [3]. Le pays a rencontré des difficultés juridiques et politiques pour obtenir le droit de renoncer à l’utilisation de l’amiante dont l’exploitation se fait désormais dans d’autres pays à faible protection salariale et environnementale. Le risque est déplacé vers des pays du Tiers-Monde. L’interdiction d’une substance reste rare, le plus souvent le risque est encadré par un système dérogatoire et les substances font essentiellement l’objet d’une restriction sous forme de normes techniques gestionnaires dont l’efficacité sanitaire est très contestée : les valeurs limites d’exposition professionnelle indicatives ou obligatoires (VLEP). Cet indicateur présente un danger particulier en milieu de travail car il conduit à une surexposition des travailleurs sous le prétexte qu’ils sont mieux protégés par la réglementation, dont on connaît pourtant l’inefficacité dans un secteur industriel composé de 96 % de petites et moyennes entreprises. La notoriété de ces inégalités d’expositions aux risques entre population générale et population professionnelle est patente ainsi que le rappelle le récent rapport sénatorial sur les risques chimiques au quotidien : « Il est en effet difficilement compréhensible que, pour un éther de glycol reprotoxique comme l’EGME, la valeur professionnelle ait été pendant longtemps 500 fois plus élevée en milieu professionnel qu’en milieu environnemental [4] ». En 1997, l’exposition à des substances cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction représentait la principale cause de mortalité des travailleurs européens [5]. La progression de certaines formes de pathologies comme les allergies, l’asthme, le cancer, la maladie de Parkinson et la maladie d’Alzheimer par exemple restent inexpliquées selon les normes scientifiques internationales malgré les soupçons qui pèsent sur certaines substances préoccupantes et sur la dangerosité de certains « cocktails chimiques » démontrées par des études scientifiques. Malgré des preuves qui s’accumulent pour désigner des dangers, les actions préventives déclenchées restent rares. Les dispositifs de protection des travailleurs et des consommateurs apparaissent nettement moins efficaces que les dispositifs de circulation des marchandises. La publicisation des risques peut-elle changer la donne ? Depuis les accusations lancées aux États-Unis en 1962 contre les ravages du pesticide DDT – à la suite des travaux de la biologiste marine américaine Rachel Carson, qui a alerté l’opinion sur les dangers de la molécule DDT entrant dans la composition du puissant pesticide fabriqué par la marque Monsanto, et dont l’œuvre est considérée comme un repère historique dans l’émergence de la sensibilité environnementale du grand public et de sa défiance envers certains produits chimiques spécialisés [6] – jusqu’à l’interdiction de l’amiante en France en 1997, les débats sont surtout occasionnés par la survenue d’une catastrophe et sont cantonnés le plus souvent à un affrontement entre pro-chimie et anti-chimie. Les risques sont gérés a posteriori et l’application du principe de précaution reste souvent lettre morte. Le soupçon et la méfiance règnent, les dénonciations et les démentis s’enchaînent. Informer et communiquer sur les risques chimiques est considéré comme une activité périlleuse. L’inquiétude des populations et la méfiance envers les gouvernements, les industriels et l’Europe a rejoint le souci du développement durable qui a servi de levier pour s’occuper du problème de l’absence d’évaluation de la nocivité des substances mises sur le marché et des dommages créés à l’environnement et à la santé.
[3] Lire son itinéraire dans ce numéro. Pour approfondir cette question se reporter aux publications de l’épidémiologiste M. Goldberg et du sociologue E. Henry.
[4] Rapport sur les risques et dangers pour la santé humaine de substances chimiques d’usage courant présenté par la sénatrice M.-C. BLANDIN en 2008. Rapport n° 176 Sénat et n° 629 Assemblée Nationale.
[5] M. KOGEVINAS et al., Social Inequalities and Cancer, IARC Press, 1997.
[6] R. CARSON, Silent Spring, traduit en français : Printemps silencieux, Plon, 1963.

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